viernes, 2 de noviembre de 2007

Nouvelle Gagnante "Dur à Cuire"

Dur à Cuire


Il était 10 h 30 et Le Comptoir n’avait pas encore ouvert ses portes.

De l’intérieur on pouvait pourtant voir les gars s’affairer en tout sens, ouvrant et fermant la porte du local où on m’avait enfermé. Je m’étais machinalement replié sur moi-même et attendais dans l’obscurité. Je savais bien, au fond, que je finirais tôt ou tard ici. Quand on échouait, c’était la règle. Déjà que j’étais poisseux, là, en plus, le chef voulait manifestement en finir avec moi personnellement. C’est pour cela qu’il m’avait fait venir ici.

Je mettais mentalement des majuscules à l’article et au mot : Le Comptoir. C’était pour moi une marque de respect teinté d’un peu d’inquiétude. Et pour cause : je n’avais pu voir le nom sur la devanture que quelques instants en arrivant mais cela avait suffit pour me faire comprendre bien des choses : un comptoir c’est « là on fait les comptes ». C’était un bien drôle de nom pour un dernier endroit mais il me semblait que c’était là où j’allais devoir égrener les minutes qui me restaient à vivre et faire les comptes de mon existence.

D’autres, avaient dû y passer mais moi, ça me donnait envie de résister.

Le comptoir, le vrai, celui qui donnait le rythme à mes réflexions, on l’apercevait par intermittence, au gré des battements de porte. Un meuble en contreplaqué recouvert de plastique ou de formica, je ne sais pas, beige ou blanc, je ne saurais pas dire non plus. En tous cas, ça brillait. Les flammes du feu de la cheminée allumée à côté s’y reflétaient. Ça donnait presque envie d’avancer son heure.

Moi, je m’en fichais pas mal de savoir quand on viendrait me chercher ; je ne m’aime pas beaucoup et, au fond, ce ne serait pas une grande perte. Non : avant d’y aller, ce qui comptait le plus maintenant justement c’était, pour moi, de changer complètement. Je ne voulais pas me donner tel quel, offrir autre chose que mon corps blême en pâture, sans résistance. Mon esprit congelé s’évertuait à inventer mille manières de m’en sortir autrement et, lentement, je commençais à échafauder un plan où, faute de pouvoir en réchapper complètement, pouvais-je du moins choisir ma fin. C’était impératif, peut-être parce qu’au seuil de la mort il n’était pas question que je finisse comme j’avais vécu c’est-à-dire mollement.

Ils ne m’auraient pas comme ça.

Je n’ai pourtant jamais été brave. On dit que j’ai du sang bleu mais il a dû mentir : toujours parmi les plus craintifs dans les grands moments d’affront, toujours en retrait. Cette prudence m’aura assuré sinon la tranquillité, du moins la relative longévité dont j’ai joui jusqu’à aujourd’hui tant les prédateurs de mon monde ont assuré la perte de mes semblables, plus hardis, plus beaux, plus forts, plus intelligents que moi.
Je sais, la mort d’un mollusque comme moi ne changera pas la face du monde, pas même la carte que le chef est sûrement en train d’écrire à mon sujet avant de se pencher sur ma dépouille mais enfin, chaque condamné à bien le droit à sa dernière volonté, non ?

Ma fantaisie à moi serait de partir en fumée.

Oh, pas pour des raisons religieuses ou métaphysiques, non. Quand, comme moi, on a un cerveau primitif malgré les qualités d’extrême intelligence qu’on me prête, on n’a cure du côté purificateur de péchés ou du « Cendre tu es, cendre tu retourneras », non, ce qui me plaisait le plus dans l’idée, c’est de me dire que mon corps serait plus léger. J’ai toujours eu la sensation que mon corps était trop lourd. Même dans l’eau. J’ai toujours été encombré de moi même quoi que je fasse et malgré mes tentatives désespérées pour me fondre dans la masse. Du reste, si je suis là, c’est bien la preuve que je n’ai pas été assez rapide ou assez invisible du reste du monde : « pour vivre heureux vivons caché », cela n’aura jamais été aussi vrai.
Bizarrement, c’est aussi le côté romantique de mon être qui s’agitait un peu dans ce schéma incendiaire. Puisque le cœur est le muscle du corps humain qui résiste le plus longtemps à l’incinération, celui que l’on retrouve parfois presque intact dans un amas de cendre, d’or et de dents, je me dis qu’il restera peut-être alors aussi quelque chose de moi.
Mais surtout, il y a ce froid intense. Ce froid que je ressens depuis toujours autour de moi, en moi et dont je n’arrive pas à me débarrasser. Aller dans les mers du sud, approcher les volcans les plus actifs, oser les attaques les plus vives et essuyer les retraites les plus violentes n’auront jamais pu me réchauffer.

Mon sang bleu est du sang froid.

Et il en faut du sang-froid pour choisir comment en finir sans savoir à quelle sauce on va être mangé. Je ne peux pas imaginer ma mort comme j’ai vécu : engourdi de froid. Non, il me faut partir dans l’ardeur du feu, le crépitement des braises, les voltes-faces des flammes.

C’est décidé.

Il était midi. Le chef entra dans la pièce où je me trouvais. Une lumière, chaude et caressante jaillit dans la pièce sombre et fraîche où je n’en pouvais plus d’attendre. Un de ses gars l’accompagnait. Ils se dirigèrent vers moi sans un mot. Je sentis leurs mains froides - encore plus froides que mon corps - me saisir et me poser sur un chariot en acier. Là encore le contact fut glacial. C’en fut trop. Au passage du chariot près de l’âtre, je me laissai glisser à terre et, enroulant mon bras le long du tisonnier, je me jetai au fond des flammes de la cheminée. L’opération ne prit que deux secondes, du tout cuit si je puis dire : je me consumai en un instant, tout poulpe que j’étais. Le chef pouvait toujours me rattraper et me servir comme il voulait, je m’en fichais désormais.
De toutes façons, il ne m’aurait pas cru.


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